(Traduction du balado enregistré en anglais)
Martin Lefebvre
Bienvenue et merci d’écouter cette émission en balado de BNI. Au micro, Martin Lefebvre, chef des placements chez Banque Nationale Investissements. Aujourd’hui, nous parlerons de risques géopolitiques et, pour nous éclairer, nous accueillons Angelo Katsoras, analyste géopolitique à Banque Nationale Marchés financiers. Merci, Angelo, d’avoir pris le temps de nous rencontrer
Angelo Katsoras
C’est avec plaisir.
Martin Lefebvre
Angelo, les sujets ne manquent pas et je sais que vous pourriez nous parler pendant des heures. Concentrons-nous sur la guerre commerciale et l’impact possible des droits de douane. Commençons par le pourquoi. Quel est le plan général? L’économie américaine semblait pourtant tourner rond. Pourquoi ce grand changement de politique de l’administration Trump?
Angelo Katsoras
C’est en fait un mouvement que Trump a amplifié. Depuis longtemps, les États-Unis ne fabriquaient plus certains produits clés, qu’il s’agisse de navires, de semi-conducteurs ou de médicaments. Or, nous dans le monde d’aujourd’hui où la méfiance règne, on ne peut plus compter sur des adversaires pour certains de ces produits. L’objectif est de rapatrier cette production. Mais le défi c’est que, quand on arrête la construction navale par exemple pendant plus de 20, 30 ans, on perd le savoir-faire. Les travailleurs des chantiers prennent la retraite, les professeurs aussi, et les programmes s’arrêtent. C’est un processus étalé sur une longue durée. On ne le rétablit pas en quelques mois. Le diagnostic du défi est peut-être bien posé, mais la stratégie exige une action de longue durée. On ne résout pas ce genre de problème à brève échéance.
Martin Lefebvre
Il faut du temps. C’est quelque chose qui a presque déjà commencé sous Biden avec la Chips Act d’une certaine manière.
Angelo Katsoras
Oui, Biden a utilisé les subventions, Trump utilise les droits de douane, et a fait un pas de plus. Il ne faut pas oublier que lorsque Biden a accédé au pouvoir, il a maintenu tous les droits de douane de Trump et en a même ajouté. Et à l’époque, ces subventions nous ont forcés de promettre plus de cent milliards de dollars de subventions au Canada pour rivaliser avec celles d’outre-frontière. Puis Trump est passé au cran supérieur. Cela s’inscrit dans une tendance que Trump a peut-être accélérée.
Martin Lefebvre
Pendant un temps, Trump semblait s’en prendre à tout le monde, puis il s’est concentré davantage sur la Chine, avant de reculer de nouveau. Est-il réellement possible de se découpler du plus grand fabricant du monde?
Angelo Katsoras
Ce sera un processus à très long terme. Et j’ai toujours dit que si Trump a commis une erreur stratégique en se concentrant sur nous, il a gaspillé un atout politique et s’expose à la correction des marchés. Les principales tensions commerciales opposeront la Chine et les États-Unis. Et vous verrez qu’il faudra beaucoup de temps. La fabrication des puces, de certains semi-conducteurs, revient, mais au prix de subventions très élevées. Ils vont essayer de rebâtir leur industrie navale. Pour cela aussi, il faudra beaucoup de temps et il coûtera cher de rapatrier une partie de cette production, tout comme de réapprendre à faire ce qu’on a oublié.
Cela continuera. Nous devons en tenir compte, et nous serons dans la zone d’influence des États-Unis. Pour beaucoup de pays, comme le Vietnam, le vrai sujet n’était pas les droits de douane. Il s’agissait essentiellement de leur dire : « si vous voulez accéder à notre marché moyennant des droits de douane moins élevés, vous ne pouvez plus permettre à des sociétés chinoises d’exporter en secret de votre pays ». C’est cet objectif que visent certains de ces droits de douane.
Martin Lefebvre
Et pour le Canada? Trump est passé de l’ALENA à l’ACEUM sans gagner grand-chose, semble-t-il. À votre avis, qu’est-ce qui ressortira des négociations actuelles?
Angelo Katsoras
Premièrement, en ce qui concerne les négociations, je crois qu’il est important de tenir compte de ce que, même si nous pouvons essayer de diversifier à la marge, ce sera très difficile. Nous avons passé des accords commerciaux avec des douzaines de pays, et cela n’a rien changé. Si vous voulez vendre des produits alimentaires, par exemple, à l’Europe, cela peut être très difficile. Leur réglementation environnementale est très différente. Comme l’a dit le premier ministre de l’Ontario, si vous voulez vendre du nickel ailleurs, il faut concurrencer le nickel indonésien qui coûte 30 % moins cher. Si vous voulez vendre de l’acier ailleurs, il faut rivaliser avec la Chine. Globalement, c’est très difficile. 60 % de notre population habite à 60 km de la frontière avec les États-Unis. C’est donc très difficile à réaliser. Et ensuite, pour compliquer encore les choses, chaque grande région a sa propre version de ce qui est fabriqué en Amérique. Tout le monde essaie de rapatrier ses chaînes d’approvisionnement, de l’Europe à la Chine, du Brésil au Japon.
La géographie nous place dans la zone d’influence des États-Unis. Les négociations auront lieu. Nous devrons imposer de plus grandes restrictions aux importations de Chine. Nous ferons probablement des concessions sur le bois d’œuvre et l’agriculture. Avec un peu de chance, nous obtiendrons un quota pour les exportations d’aluminium et d’acier plutôt que des droits de douane, peut-être 95 % plutôt que 100 %. Quand Biden a supprimé ces droits il y a quatre ans, il a dit que nous ne pourrions pas exporter plus que notre volume historique, parce que le pays veut augmenter sa capacité de production d’acier et d’aluminium pour le secteur naval. Car, actuellement, la Chine peut produire 230 fois plus de navires que l’Amérique, qui a beaucoup de rattrapage à faire.
C’est là notre défi. Et même si nous faisons certaines concessions, nous garderons probablement un meilleur accès au marché des États-Unis qu’à celui des autres pays avec lesquels nous avons des accords de libre-échange. Je pense que, à la marge, on peut diversifier, mais dans ce monde de zones d’influence, c’est dans cette zone que nous nous trouvons. Et il faut accepter cela.
Martin Lefebvre
Bien d’accord avec vous. Et si on pousse un peu plus loin la thématique de la diversification, on entend aussi beaucoup parler de barrières interprovinciales. Pensez-vous qu’il y ait quelque chose à faire? Là aussi, c’est plus vite dit que fait.
Angelo Katsoras
Certaines promesses ont commencé par la reconnaissance mutuelle de la compétence des travailleurs. Puis cela devient un défi à long terme, et peut-être, malheureusement, faudra-t-il une récession pour forcer des changements importants, parce que toute forme de protectionnisme dans une province est pour elle une vache à lait. Par exemple, les régies des alcools. Ou encore les entreprises de construction. Certes, des progrès sont possibles, mais cela reste un enjeu à long terme. Il faudra plus de pression économique pour réaliser cette intégration. Donc oui, nous en verrons davantage, mais nous sous-estimons sans doute la difficulté de faire avancer ce dossier.
Martin Lefebvre
Si nous revenons au plan, nous avons parlé du rapatriement de la fabrication, de la réduction des déficits commerciaux avec la Chine et d’autres parties du monde. Mais Trump a avancé un autre argument; il veut générer des revenus pour résorber le déficit budgétaire des États-Unis. La « grande et belle » loi de finances, comme il dit, vient d’être adoptée par la Chambre des représentants. Pensez-vous que le Sénat fera de même ou qu’il y aura des problèmes? Je pense qu’elle sera adoptée d’ici le début d’août ou vers cette époque.
Angelo Katsoras
M. Trump aimerait l’avoir d’ici juillet pour pouvoir fêter cela plus tôt. Il aurait le temps jusqu’aux élections de mi-mandat, je pense, mais il aimerait que la loi soit passée le plus tôt possible. Maintenant, avec les craintes sur le front obligataire, les craintes pour la dette, même une partie de tout cela pourrait être réalisé plus vite. Le Sénat négociera aussi et créera sa propre version du projet de loi, et les deux camps devront négocier. Peut-être que les craintes concernant les rendements obligataires les forceront à mettre de l’eau dans leur vin. Et c’est à cela que tout revient.
Je pense qu’un autre aspect de ce projet de loi auquel nous ne prêtons pas attention est son impact sur le Canada. Car, même si des dispositions sont atténuées, certaines pourraient réellement affecter les entreprises canadiennes. Premièrement, l’abaissement des impôts pour les sociétés qui fabriquent aux États-Unis. Il a promis entre 21 % et 15 %; serait-ce 18 %? Et la passation en charges immédiate à 100 % des investissements en biens d’équipement. Par conséquent, pour le Canada, cela représente un défi. En plus des subventions de Biden, des droits de douane de Trump, de la déréglementation, il faut composer avec une fiscalité potentiellement plus avantageuse outre-frontière. C’est une incitation de plus pour les sociétés qui veulent établir une antenne aux États-Unis. Et ce qui est bon pour une société, si c’est fait à l’échelle canadienne, serait un désastre pour le Canada. Ce sera tout un défi pour le gouvernement canadien d’y faire face.
Dernier point que j’ai oublié de mentionner au sujet des négociations : ce qui serait pire que la menace effective de droits de douane, c’est si cette menace s’éternisait. Il est de notre intérêt de négocier rapidement parce que la plupart des sociétés qui investissent ou viennent ici au Canada veulent vendre aux États-Unis. Nous ne pouvons pas vivre sous cette menace permanente. Je crois qu’en 2018 Trump avait dit à propos du Mexique qu’il négocierait indéfiniment et que tant qu’il négociera personne n’y ouvrira une usine automobile. On ne peut pas laisser cela en attente. Nous devons passer aux négociations le plus tôt possible.
Martin Lefebvre
Je suis d’accord avec vous. Si nous revenons à la déréglementation et si le taux d’imposition passe de 21 % à 15 % pour les fabricants aux États-Unis, cela forcera-t-il la main de Mark Carney pour qu’il déréglemente et abaisse le taux de l’impôt des sociétés au Canada également?
Angelo Katsoras
C’est un défi pour lui. Il pourrait devoir le faire, mais songez aux difficultés auxquelles il se heurte. Il a promis une baisse d’impôt pour les contribuables. Il a promis des allégements fiscaux pour l’achat de logements. Il dit qu’il va trouver des gains d’efficacité pour réduire le budget. Si le gouvernement reste minoritaire, il devra faire certaines promesses au Bloc Québécois ou au NPD. Et c’est pour cela qu’il ne voulait pas de budget, parce qu’il voit tout ce qu’il a à faire dans un environnement potentiellement récessionniste.
Or, pour compliquer encore les choses, comme vous l’avez mentionné, il faudra peut-être régler la question de ce que cela veut dire que d’avoir à livrer concurrence aux États-Unis et des mesures qu’on peut prendre. Parce qu’il ne faudrait pas que l’économie canadienne subisse le sort du secteur du bois d’œuvre. Ce secteur subit des droits de douane depuis des décennies et toutes ses sociétés se sont implantées aux États-Unis pour tenter d’amortir le choc. Et on ne veut pas que cela se propage à différents secteurs puisque c’est comme cela qu’on les vide de substance.
C’est tout un défi. Il sera difficile pour lui de consentir tous ces sacrifices, et voilà pourquoi il ne veut pas de budget immédiatement. On le presse pour que cela se fasse au début de l’automne. Il y a beaucoup de choses à régler. Nous ne sommes plus habitués à des coupes budgétaires. Nous sommes habitués à emprunter à des taux d’intérêt bas. Or, maintenant, nous devons couper. Comme je le dis toujours, le premier gouvernement qui sera forcé de procéder à des coupes sera sanctionné politiquement, parce que nous n’y sommes pas habitués. Voilà 10 ou 15 ans qu’on peut avoir le beurre et l’argent du beurre grâce à des taux d’intérêt bas. On pouvait toujours emprunter plus, sans que cela fasse mal. Mais maintenant, nous réapprenons ce que nous avons oublié depuis 10 ou 15 ans.
Martin Lefebvre
Maintenant, les taux d’emprunt augmentent et les rendements de référence aux États-Unis sont sous pression. Les choses vont être un peu plus difficiles et il y a beaucoup de choses à surveiller dans un avenir proche. Nous allons en rester là pour le moment, Angelo. Vous aurez l’occasion de revenir après la pause de 90 jours des droits de douane réciproques et d’expliquer la situation à ce moment-là.
Merci infiniment de votre participation, Angelo.
Angelo Katsoras
C’était un plaisir. Merci.
Martin Lefebvre
Et merci à nos auditeurs. Nous reviendrons dans environ un mois. Merci beaucoup.